De la musique ! Pour quoi faire ?

I - Quelles valeurs, quelle transmission de patrimoine ?

J’ai assisté, il y a quelques années dans un café de village andalou, à la scène sympathique d’un grand père qui jouait avec ses petits enfants à des jeux de rythmes sur des chants traditionnels. Il incluait des erreurs volontaires dans des frappés de mains, et les enfants devaient, malgré tout, savoir garder un tempo. Je découvrais là, de la façon la plus naturelle qui soit, un exercice d’éducation musicale avec une transmission de patrimoine. Lorsque j’étais enfant, ma mère me chantait le soir des chansons que lui avait apprises, une génération avant, sa maman. Voilà également une prime démarche d’éducation musicale et de transmission. Par le climat, l’ambiance affective et chaleureuse, ces chansons sont ancrées dans ma mémoire et sont source, j’en suis persuadé, de mon initiative à « aller » vers la musique.

Je pense donc que la transmission de patrimoine se fait ou devrait au moins commencer au sein de la famille, l’école pouvant ensuite prendre un relais, échanger sur ces apports, donnant conscience d’un socle commun qui « nous rassemble et nous fait nous ressembler, témoignage de notre vivant et du vécu de nos ancêtres ». La présence d’élèves issus de l’immigration enrichie l’échange : je me souviens que l’arrivée dans la classe d’une petite Chinoise m’amena à chanter dans sa langue, avec des maternelles qui rencontraient moins de difficultés que moi à en intégrer la phonétique.

Au cours de mes périples scolaires, j’ai pu régulièrement constater un déficit évident de ces transmissions familiales, le seul référent étant presque toujours une industrie du disque au service de la grande consommation ou une télévision en lien direct avec cette industrie.

On assiste également à la propagation d’un rêve à devenir « star » qui prend le pas sur la simple envie du « devenir » et qui confond la « réussite sociale » avec le bonheur de la « réalisation de vie ».

J’ai pu constater aussi que l’écoute attentive, pas seulement silencieuse, mais dans son véritable sens, c’est-à-dire « prêter attention à… », s’était altérée et demandait à nos générations d’intelligence visuelle (écrans d’ordinateurs, dvd, télévision) un véritable effort.

C’est pourquoi, il me semble que le travail en éducation musicale dans les écoles doit s’axer nécessairement sur un apprentissage à l’écoute (savoir que la plupart des échecs scolaires sont liés à des problèmes d’écoute conforte d’autant plus ce sentiment) : apprendre aux enfants à découvrir, à ne pas préjuger, à accepter des esthétiques inconnues ou inhabituelles, se laisser porter vers, ancrer des attitudes, affiner les perceptions, prendre conscience de phénomènes, des sons qui nous entourent, en encourageant la spontanéité, la curiosité, qui n’est surtout pas un défaut, en recadrant des erreurs, qui ne sont surtout pas des fautes. On abordera pour cela un répertoire des plus éclectiques : des œuvres classiques, contemporaines, des chansons populaires, des airs anciens, du jazz, des musiques du monde… C’est dans ce respect de principes que j’ai appliqué cette même diversité de couleurs dans mes créations d’albums de chansons pour les enfants.

La transmission de patrimoine n’est donc peut-être pas l’essentiel de la mission, même si elle peut, et doit certainement, en résulter. L’éducateur musical, qu’il soit intervenant artiste musicien ou instituteur professeur des écoles, inculque des automatismes, des comportements, fait découvrir, décortiquer, comme on dit en musique « déchiffrer ». Il entraîne dans un nouveau langage, dans le monde des sons. Il doit apporter des clés permettant de « donner envie ».

Les multinationales de la grande distribution sont devenues aujourd’hui nos nouveaux maîtres à penser (à penser comme elles) ; par les campagnes d’images elles régissent désormais fortement notre consommation, nos goûts. Plus que jamais, même si c’est un grain de sable, il est important d’apprendre à écouter, sentir, pour peut-être savoir retrouver un jour une culture libre, que l’on pourra retransmettre dans un total désintéressement, si ce n’est celui de pouvoir choisir.

Comme dans l’exemple du grand-père d’Andalousie, toute démarche d’éducation musicale peut aider les enfants dans leur construction, pour la rendre plus harmonieuse. En tout cas, elle devrait au moins favoriser l’émergence d’autres repères que ceux qui placent la marque de chaussures comme un questionnement existentialiste.

Yéhudi Menuhin écrivait : « C’est bien la culture qui permet à chacun de se ressourcer dans le passé et de participer à la création future. C’est elle seule qui, en unissant la diversité, nous offrira une vraie conscience commune… ».

Pour conclure, s’il est bien prétentieux de dire que l’on transmet un véritable patrimoine culturel en intervenant dans les écoles, il est déjà très heureux de réussir à aiguiser des oreilles, susciter quelques révélations, débloquer des énergies, rendre naturelle et spontanée l’expression chantée. On peut espérer aussi malgré tout avoir contribué à provoquer une prise de conscience artistique et surtout avoir transmis, côté patrimoine, de son patrimoine, du patrimoine : « humain ».

II - Le don et chanter juste

Un brillant musicien pédagogue, instructeur de la méthode Willems qui a nourri la base de mon propos pendant ma vie d’étudiant, donnait une définition du don que j’affectionne particulièrement : « un enfant doué est celui qui fait très bien ce qu’on lui apprend très mal ». Il ajoutait le commentaire suivant : « ce sont donc les autres qui ont besoin des professeurs ! ». Tout enseignant qui aurait tendance à faire un transfert d’ego sur les « bons élèves » en préférence d’estime devrait méditer cette définition.

Au lieu de reconnaître un « don », je préfère employer le terme de « dispositions », qu’elles soient génétiques ou favorisées par l’éducation dans la petite enfance. Il reste troublant de rencontrer, dès les premières années de maternelle, des enfants chez lesquels il y a juste à éveiller les choses, contrairement à d’autres pour lesquels il est besoin de les travailler. Mon expérience m’a cependant démontré que ce ne sont pas forcément les élèves de meilleures dispositions qui font carrière, mais ceux qui l’ont décidé et qui ont œuvré pour. Aussi est-il nécessaire, même pour qui croit à quelque chose de « donné », de le cultiver, le civiliser et ne pas l’enterrer, sans quoi ces dispositions risquent de ne jamais éclore et de ne pas servir.

Le développement musical dépend ensuite des rencontres, des possibilités d’apprentissage, de l’accès ou non à des institutions compétentes d’enseignement spécialisé, du charisme des enseignants rencontrés, du degré d’investissement et de quête personnelle, tant dans l’enfance qu’à l’adolescence, et d’un certain équilibre affectif.

L’objectif de la musique à l’école n’est pas de toute façon de produire des concertistes. Il est d’aider les enfants dans leur construction personnelle via cette matière privilégiée qui prend en compte la sensibilité, créant ainsi de la relation et offrant, parfois, une véritable bouée de secours à des écoliers en échec. C’est pourquoi il est d’un intérêt considérable de procéder à des séances vivantes qui ne reproduisent pas que des formules, de la simple métrique, mais donnent place à l’improvisation pour que l’on puisse se tromper, puis rectifier pour mieux produire.

Tout le monde peut jouer de la musique et apprendre à chanter comme on dit : « juste », personne n’a une voix « fausse ». En revanche, on peut difficilement chanter (correctement), si l’on ne reçoit et n’écoute pas précisément. Une personne sourde à la naissance ne peut pas parler, pas parce qu’elle n’a pas de voix, mais parce qu’elle ne peut pas restituer ce qu’elle n’a jamais entendu. Chanter faux n’est que très rarement un problème de voix : dans la très grande majorité des cas, c’est bien un problème d’écoute. Il faut, en fait, apprendre à placer sa voix sur le bon son, la bonne fréquence.

Les premiers exercices consistent à écouter des sons, les reproduire, les comparer, etc.

Plus l’oreille aura eu un passif paresseux et plus on commencera par des sons éloignés pour les rapprocher ensuite en respectant une progression qui formera petit à petit l’oreille dite « musicale ». On peut procéder à la même démarche avec des mouvements sonores (flûte à coulisse, carillons)
permettant de bien sentir et repérer les montées, les descentes, d’abord en les associant au mouvement de la main, puis en le cachant (en fermant les yeux ou en pratiquant l’exercice dans le dos de l’élève). La flûte à coulisse, qui exploite un domaine intra tonal (entre les notes de notre gamme), présente l’avantage de pouvoir se poser bien au même niveau d’une voix, qui n’est pas forcément sur un ton donné de notre clavier bien tempéré. En partant de ce niveau on pourra pratiquer des glissandos, qui amuseront, mais surtout décoinceront les intonations.

En résumé, si l’on prépare un bon terrain en développant le domaine sensoriel, que l’on s’attache à une bonne éducation de l’oreille, que l’on travaille sur la motricité par le rythme, l’expression corporelle – le tout dans une mentalité de chercheur essayant des expériences, dont on tire quelques règles –, on s’apercevra alors qu’un très grand nombre d’enfants accèdent facilement à la musique, en toute spontanéité. Ils nous réservent en plus de l’inattendu qui dépasse ce que l’on croyait possible et qui confirme en tout cas, puisqu’il faut incroyablement encore le rappeler, qu’il n’est nullement besoin d’être « doué » pour « faire » de la musique.

III - Le sens du rythme

« Ils ont ça dans la peau, dans le sang, ». Combien de fois avons-nous entendu ces expressions concernant nos frères africains ? Dans la même logique de sens, ou plutôt de non-sens, poussée jusqu’au « sang impur » de notre Marseillaise, qui ne fait faire qu’un tour au mien, ces maximes font fi de la vérité d’une éducation, comme si tout était déjà écrit – « Mek toub » disent nos amis Arabes qui donnent primauté au destin. Le destin est une chose liée au grand mystère de la mort, mais l’exploitation de nos capacités à devenir en est une autre, liée elle à nos imprégnations et nos automatismes développés dès la petite enfance (certains utilisateurs d’idéologies destructrices l’ont d’ailleurs malheureusement bien compris). Nous sommes une civilisation qui intellectualise, une civilisation du « verbe ». La musique, on en parle, on en rêve. L’Afrique est quant à elle une civilisation plus sensitive où la musique est partie intégrante de la vie, non un fait d’exception, ni un faire-valoir d’identité sociale. Il suffit de comparer l’ambiance de réception d’un bébé en Afrique, dansant très tôt déjà sur le dos de sa maman, avec la nôtre bercée par des mesures symétriques, voire même, en ce qui me concerne, par les cadences de ma fanfare de village qui jouait de nombreuses marches militaires à deux temps. Il est donc très normal, quand tout autour de lui est rythme, qu’un Africain possède dans ce domaine plus d’une longueur d’avance.

Lors d’un voyage au Sénégal, j’ai chanté dans une école à Nianning, près de MBour au sud de Dakar (la petite côte), que les touristes connaissent bien. Quelle fête : danses, chants traditionnels… ! Les enfants de cette école élémentaire interprétaient mes chansons avec un phrasé, un feeling, que je ne pouvais soupçonner. J’étais très admiratif, me sentant un peu coincé dans cet univers malgré mes années de conservatoire (ou peut-être à cause d’elles d’ailleurs). En même temps, j’ai vu qu’il ne leur était pas naturel de leur côté d’interpréter des mélodies droites.

Je me souviendrai toujours de cette sympathique leçon rythmique que j’ai reçue et de la charge affective qu’elle m’a renvoyée. Le contexte était particulièrement attachant, les enfants très fiers d’avoir la possibilité de venir à l’école.

Quittons l’Afrique pour les Antilles où j’ai pu assister au « carnaval » des écoles des « Trois îlets » en Martinique. Attiré par le son d’un groupe de percussionnistes, je cherchais à voir les musiciens, en tendant la tête au-dessus de la foule. Finalement, je m’apercevais que les artistes avaient 10-11 ans. Ils formaient une troupe de garçons, ayant eux-mêmes fabriqués leurs instruments avec des jerricanes, des troncs d’arbustes creux ou des coquillages. Les filles les précédaient en dansant sur un groove « zouk » bien sûr. Je questionnais, désireux de rencontrer, le professionnel musicien, qui dans ma logique était à l’origine de cette si séduisante initiative. Quelle ne fut pas ma surprise quand je découvris que ce n’était autre que l’instituteur, du pays certes, mais l’instituteur à charge d’une classe de troisième cycle, sans formation spécialisée pour la musique. Il me confia qu’il trouvait cela des plus banals. « Ce n’est pas de la vraie musique », me dit-il, « on essaye d’en faire aussi, on a commencé à jouer un peu de flûte à bec cette rentrée, mais je n’ai pas assez de connaissances pour ça ! ». La notion du « savoir » est décidément bien relative…

Notre intellectualisation, si elle est salutaire, ne doit pas être le point de départ d’un processus d’apprentissage, sinon elle peut créer des blocages. Le code, s’il est important pour la mémoire et pour des données réfléchies, ne doit pas devancer le vécu. Comme pour une langue maternelle, on la reçoit d’abord, on la reproduit ensuite par imitation, et enfin on apprend à la lire, l’écrire et à en comprendre les règles. Que ce soit sur ce carnaval antillais comme dans l’approche des écoliers sénégalais, la musique est installée par du vécu, par du rythme qui parle directement au corps et déclenche une participation active, ce n’est que plus tard que l’on pourra l’analyser et en faire une science.

Une initiation rythmique, dans la petite enfance, peut commencer en répétant des cellules que l’on frappera dans les mains, par jeu (par exemple : le rythme d’une conversation, de nos prénoms, d’une chanson que l’on connaît ou que l’on découvre). On pourra apprendre à suivre un tempo en marquant sa pulsation régulière, en marchant, en se balançant, en trottinant… On essayera ensuite de dissocier le tempo, du rythme : je marque le tempo, tu tapes le rythme, d’aller vers de l’indépendance de mouvement, je marche sur un tempo et je tape aussi le rythme ; on repérera les sons longs et les sons courts, pratiquera de petites inventions, des rythmes à soi. On procèdera aussi à des formulations graphiques, réinventant l’écriture, son propre code, en prolongement du vécu, pour se souvenir et partager la musique.